Mon autobiographie
Nestor Makhno
Ma santé était satisfaisante. Je le devais surtout à la bonne organisation de secours aux détenue politiques. Tous, ils recevaient de l’argent par l’intermédiaire de la « Croix Rouge ». Ils pouvaient donc se faire acheter des aliments. De ce secours, l’Administration de la prison n’en savait rien. L’argent nous était envoyé clandestinement. Les social-démocrates, les socialistes-révolutionnaires et les anarchistes y oeuvraient ensemble. Les sommes que nous recevions ainsi étaient modestes, mais elles suffisaient pour nous permettre de nous nourrir normalement. Vu qu’à cause de ma maladie, je recevais en prison même une nourriture meilleure que ceux qui se portaient bien, j’ai pu soutenir mes forces d’une façon très satisfaisante.
Au cours des années suivantes, je me portais assez bien. Toutefois, j’étais obligé de passer à l’hôpital deux ou trois mois chaque année pour me reposer et me soigner un peu. J’en avais besoin surtout chaque fois après une « punition ». Or, je les attrapais fréquemment, pour correspondance avec des gens du dehors ou encore pour insoumission au règlement de la prison. Les punitions étaient de deux genres : isolement ou cachot.
Plusieurs fois j’étais resté au cachot pendant 30 jours. Quelquefois, on me dirigeait du cachot à l’hôpital, tout droit. Et quant à 8 ou 15 jours de cachot, je subissais cette peine très souvent.
Ici j’arrive à un fait qui fit beaucoup de peine à plusieurs camarades et à moi, et que je ne puis passer sous silence.
Personne ne s’intéressait à mes souffrances. Ce manque d’attention à l’égard de certains camarades était dans l’ordre des choses. Si j’avais été parmi les forçats politiques, l’un de ceux qu’on appelle « sommités », on aurait fait pas mal de bruit autour de mes malheurs. Or, j’étais ouvrier, paysan. Nous étions plusieurs. Toujours et partout, nous avons porté notre lourde croix modestement, sans bruit ni privilège, nous avons agi et défendu notre cause avec dévouement, comme nous entendions devoir le faire. Et nous pensions toujours -- nous qui ne connaissons pas de vils détours ni ne pouvons justifier le mensonge -- que les autres pouvaient en faire autant. Hélas ! Ce n’était pas ainsi. Je citerai quelques exemples.
Les « grands dieux » des comités centraux des partis socialistes ont obtenu l’autorisation d’installer dans le couloir N°3 un atelier de pyrogravure. Derrière le mur même de cet atelier, le garde en chef Comissarof (fusillé récemment par ordre de Dzerjinski) frappait à tour de bras nos camarades. Souvent, il les frappait aussi dans les cachots. Cela n’empêchait pas le socialiste-révolutionnaire M... de lui serrer la main lorsqu’il le rencontrait. Après quoi, se détournant de lui, M... parlait aux camarades du régime pénible de la prison.
Par l’intermédiaire des mêmes « grands dieux » et à l’aide des fonds communs octroyés par la Croix-Rouge, certains forçats politiques élaborèrent tout un système pour obtenir l’autorisation d’enlever leurs fers et d’aller travailler dans les ateliers de la prison, en même temps que d’autres camarades n’ayant pas souvent de quoi s’acheter du sucre. Ceux qui considéraient comme un crime de dépenser les fonds de cette façon et faisaient entendre leur vois de protestation, se voyaient privés totalement des secours de la Croix-Rouge par une simple décision du « starosta » V... Pour justifier la mesure, ce dernier rependait en sourdine le bruit qu’il avait trouvé des données établissant qu’un tel ou un tel n’était pas en réalité un détenu politique. Tel fut le cas du camarade Potapoff et aussi du camarade Chéidéroff. Les données mensongères furent obtenues par V... de ceux qui achetèrent l’autorisation d’enlever leurs fers et d’aller travailler dans l’atelier, et auxquels les camarades cités ont manifesté leur mépris.
Bientôt je compris définitivement que telle était en général la psychologie de ces intellectuels qui ne cherchaient dans les idées socialistes et aussi dans le milieu socialiste que le moyen de s’asseoir en maître et en gouvernants. Ces messieurs finissaient par ne plus comprendre qu’il était inadmissible de serrer la main, de faire des cadeaux en argent et en objets, à des bourreaux qui, les cadeaux empochés, s’en aller frapper les camarades d’idées de ceux même qui leur serraient la main.
Oui, le gardien en chef frappait les camarades. Oui, les sommités politiques de la prison de Moscou lui serraient les mains. Oui, pour plusieurs camarades, ce côté négatif, moralement pénible, de leur détention en qualité de forçats politiques dans la prison de Moscou, est resté à jamais inoubliable, car ces moeurs et ces procédés bouleversaient leur âme, leur moral et, souvent, toute leur foi de militants.
Quant à moi, j’ai vécu en 1912 la crise intime définitive. En résultat, je n’éprouvais plus le même respect pour les soi-disant « hommes politiques éminents » ni pour leurs opinions. J’en arrivai à cette conclusion que dans les problèmes vitaux et concrets ces hommes n’étaient que des enfants comme moi-même, et que si certains d’entre-eux pouvaient être considérés comme adultes (il y avait parmi eux des hommes supérieurs), ceux-ci n’étaient pas sincères et, par conséquent, ne méritaient guère l’attention qu’on leur prêtait.
III
Tout en poursuivant méthodiquement mon éducation en prison, je n’abandonnais jamais l’idée d’une évasion, surtout après la visite que ma mère me fit en l’été de 1912, lorsqu’elle me donna beaucoup de nouvelles de mes camarades.
Ces rêveurs naïfs, occupés à élaborer un plan d’évasion, sont nombreux dans toutes les prisons. Parfois, rarement, leurs rêves se réalisent, l’évasion réussit. Dans la plupart des cas, le plan s’effondre. Très souvent, il ne commence même pas à être mis en pratique.
Bientôt je trouvai des camarades qui, depuis longtemps déjà, ruminaient une évasion au moyen d’une conduite creusée sous les murs de la prison. Tout était déjà décidé. Il ne restait qu’à commencer les travaux. A cet effet, on attendait certains outil indispensables : lanternes électriques, petites scies, etc. On voulait obtenir, ensuite, que l’administration de la prison séparât les camarades travaillant dans les ateliers de ceux qui n’y travaillaient pas. Cette dernière mesure répondait aussi aux desseins de l’administration. Depuis longtemps, elle voulait la réaliser. Enfin, elle nous sépara. Nous tous, qui ne travaillions pas, fûmes installés dans la cellule 3, conformément à notre désir. Cette cellule, en effet, nous convenait le mieux. Un très gros tuyau d’échappement d’air passait sous son plancher et allait jusqu’à la cave. Là la bouche du tuyau était barrée par une forte grille. C’est justement pour l’enlèvement de cette grille que nous avions besoin de scies.
Aussitôt l’outillage indispensable reçu, un groupe de camarade fut formé pour les travaux de creusage et placé sous les ordres d’une personne expérimentée et ayant des connaissances appropriées : un socialiste-révolutionnaire N. Joukoff. Le 5 septembre 1912, le percement du mur fut commencé dans notre cellule 3, couloir 3, 3ème étage. Le percement réussit à merveille. Le trou percé s’ouvrait directement dans le tuyau. A l’extérieur, dans la cellule même, le trou fut savamment bouché avec une dalle de quatre briques affermies par des crampons de fer.
A travers le tuyau, le chemin creusé devait nous conduire à la cave de notre bâtiment. De la cave, il devait continuer , en passant sous le bureau de la prison et, ensuite, sous une petite ruelle contiguë à la prison. Il aboutissait à une cour à proximité.
Les travaux de creusage durèrent 1 mois et 8 jours. Il ne restait plus qu’un petit effort à faire, et dans une nuit d’automne - sombre, mais combien joyeuse pour nous tous -- nous, les emprisonnés des cellules 3 et 4, tous forçats à perpétuité, devions être libre ! Une aide sûr nous était garantie, une fois dehors. Le succès complet de l’évasion était assurée.
Pendant 1 mois et 8 jours, sans interrompre le travail, ne fût-ce qu’une seule nuit, les camarades travaillèrent fiévreusement, convaincus que leur labeur serait couronné d’un succès qui paraissait certain.
Quelles nuits inoubliables, pleines de joie, de rêves les plus hardis ! Je me rappelle, avec quel soin je faisait coucher chaque soir, dans les lits des camarades descendus au sous-sol, des mannequins faits avec des draps et des couvertures de feutre, pour que le gardien, qui regardait de temps à autre à travers le judas, eût l’impression de voir tous les détenus à leur place... Je faisait le mannequin, je le couchais sur le lit, je m’éloignait jusqu’à la porte et regardais de loin pour voir si l’illusion était complète ? Afin d’être plus sûr encore, j’appelais deux ou trois autres copains à venir regarder eux aussi les lits arrangés. Tout se passait très bien. Et tous les habitants des cellules 3 et 4 se sentaient heureux...
Un seul incident, qui heureusement n’eut pas de suites, marqua la marche des travaux.
Nestor Makhno
(à suivre)
Le Libertaire, 9 juillet 1925.
Source: www.la-presse-anarchiste.net
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