10.4
Le comportement des makhnovistes dans les régions libérées
10.4.1 Les efforts positifs - Les réalisations - Les " libertés "
La lutte armée en permanence, une vie en " royaume sur roues ", qui interdisaient à la population de la région toute espèce de stabilité, lui interdisaient aussi, fatalement, toute activité positive, constructive. Néanmoins, toutes les fois que cela était possible le mouvement faisait preuve d'une grande vitalité " organique ", et les masses laborieuses témoignaient d'une volonté et de capacités créatrices remarquables.
Donnons-en quelques exemples.
Nous avons parlé, plus d'une fois, de la presse makhnoviste. Malgré les obstacles et les difficultés de l'heure, les makhnovistes, en relations directes avec la Confédération anarchiste " Nabate ", éditèrent des tracts, des journaux, etc. Ils trouvèrent même le temps de publier une forte brochure, sous le titre : " Thèses générales des insurgés révolutionnaires (makhnovistes) concernant les Soviets libres ".
Le journal Le Chemin vers la Liberté - tantôt quotidien, tantôt hebdomadaire - fut surtout celui de la vulgarisation et de la concrétisation des idées libertaires. Le Nabate , plus théorique et doctrinaire, paraissait toutes les semaines. Notons encore La Voix du Makhnoviste , journal qui traitait spécialement des intérêts, des problèmes et des tâches du mouvement et de l'armée makhnovistes.
Quant aux " Thèses générales ", cette brochure résumait le point de vue des makhnovistes sur les problèmes brûlants de l'heure : l'organisation économique de la région et les Soviets libres, les bases sociales de la société à bâtir, le problème de la défense, celui de l'exercice de la justice, etc.
Je regrette vivement de ne pas pouvoir apporter ici quelques citations de cette presse, faute de l'avoir sous la main.
Une question nous est posée fréquemment : comment se comportaient les makhnovistes dans les villes et les localités dont ils s'emparaient en cours de lutte ? Comment traitaient-ils la population civile ? De quelle façon organisaient-ils la vie des cités conquises : l'administration, la production, les échanges, les services municipaux, etc. ?
Un grand nombre de légendes et de calomnies circulant à ce sujet, il est de notre devoir de les démentir et de rétablir la vérité. M'étant trouvé à l'armée makhnoviste au moment précis, après sa victoire de Pérégonovka, où elle s'emparait en coup de vent de quelques centres importants, tels que Alexandrovsk, Ekatérinoslaw et autres, je suis à même d'apporter au lecteur un témoignage de première main, absolument véridique et exact.
Le premier soin des makhnovistes, aussitôt qu'ils entraient en vainqueurs dans une ville quelconque, était d'écarter un malentendu éventuel dangereux : celui qu'on les prît pour un nouveau pouvoir, pour un nouveau parti politique, pour une sorte de dictature. Immédiatement, ils faisaient coller aux murs de grandes affiches où ils disaient à la population à peu près ceci :
Travailleurs ! Votre ville est occupée, momentanément, par l'Armée insurrectionnelle révolutionnaire (makhnoviste).
Cette armée n'est au service d'aucun parti politique, d'aucun pouvoir, d'aucune dictature. Au contraire, elle cherche à libérer la région de tout pouvoir politique, de toute dictature. Elle tâche de protéger la liberté d'action, la vie libre des travailleurs contre toute domination et exploitation.
L'armée makhnoviste ne représente donc aucune autorité. Elle n'astreindra personne à quelque obligation que ce soit. Son rôle se borne à défendre la liberté des travailleurs.
La liberté des paysans et des ouvriers appartient à eux-mêmes et ne saurait souffrir aucune restriction .
C'est aux paysans et aux ouvriers eux-mêmes d'agir, de s'organiser, de s'entendre entre eux dans tous les domaines de leur vie, comme ils le conçoivent eux-mêmes et comme ils le veulent.
Qu'ils sachent donc dès à présent que l'armée makhnoviste ne leur imposera ne leur dictera, ne leur ordonnera quoi que ce soit.
Les makhnovistes ne peuvent que les aider, leur donnant tel avis ou conseil, mettant à leur disposition les forces intellectuelles, militaires ou autres dont ils auraient besoin. Mais ils ne peuvent ni ne veulent en aucun cas les gouverner, leur prescrire quoi que ce soit (10). "Presque toujours les affiches terminaient en invitant la population laborieuse de la ville et des environs à assister à un grand meeting où les camarades makhnovistes " exposeront leur point de vue d'une façon plus détaillée et leur donneront, au besoin, quelques conseils pratiques pour commencer à organiser la vie de la région sur une base de liberté et d'égalité économique, sans autorité et sans exploitation de l'homme par l'homme ".
Lorsque, pour une raison quelconque, une telle convocation ne pouvait figurer sur la même affiche, elle était faite un peu plus tard, à l'aide de petites affiches spéciales.
Habituellement, la population, d'abord un peu surprise par cette façon d'agir absolument nouvelle, se familiarisait très vite avec la situation créée et se mettait au travail d'organisation libre avec beaucoup d'entrain et de succès.
Il va de soi qu'en attendant, la ville, rassurée sur l'attitude de la " force militaire ", reprenait tout simplement son aspect normal et son train de vie habituel : les boutiques rouvraient leurs portes ; le travail reprenait là où c'était possible les diverses administrations se remettaient à fonctionner, les marchés se tenaient à nouveau.
Ainsi, dans une ambiance de calme et de liberté, les travailleurs se préparaient à une activité positive appelée à remplacer méthodiquement, les vieux rouages usés.
Dans chaque région libérée les makhnovistes étaient le seul organisme disposant des forces suffisantes pour pouvoir imposer sa volonté à l'ennemi.
Mais ils n'usèrent jamais de ces forces dans un but de domination ou même d'une influence politique quelconque. Jamais ils ne s'en servirent contre leurs adversaires purement politiques ou idéologiques.
L'adversaire militaire, le conspirateur contre la liberté d'action des travailleurs, l'appareil étatiste, le pouvoir, la violence à l'égard des travailleurs, la police, la prison : tels furent les éléments contre lesquels les efforts de 1'armée makhnoviste étaient dirigés.
Quant à la libre activité idéologique : échange d'idées, discussion, propagande, et à la liberté des organisations et associations d'un caractère non autoritaire, les makhnovistes garantissaient partout, intégralement, les principes révolutionnaires de la liberté de parole, de presse, de conscience, de réunions et d'associations politiques, idéologiques ou autres.
Dans toutes les villes et bourgades qu'ils occupaient, les makhnovistes commençaient par lever toutes les défenses et annuler toutes les interdictions et restrictions imposées aux organes de la presse et aux organisations politiques, par quelque pouvoir que ce fût.
A Berdiansk, la prison fut détruite à la dynamite, en présence d'une foule énorme qui prit, d'ailleurs, une part active à sa destruction. A Alexandrovsk, à Krivoï-Rog, à Ekatérinoslaw et ailleurs, les prisons furent démolies ou brûlées par les makhnovistes. Partout la population laborieuse acclama cet acte.
La liberté entière de parole, de presse, de réunion et d'association, de toute sorte et pour tout le monde, était proclamée immédiatement.
Voici le texte authentique de la Déclaration que les makhnovistes faisaient connaître à ce propos dans les localités occupées par eux :
I.- Tous les partis, organisations et courants politiques socialistes (11) ont le droit de propager librement leurs idées, leurs théories, leurs points de vue et leurs opinions, tant oralement que par écrit. Aucune restriction de la liberté de presse et de parole socialistes ne saurait être admise, et aucune persécution ne pourra avoir lieu de ce chef.
Remarque. - Les communiqués d'ordre militaire ne pourront être imprimés que sous condition expresse d'être fournis par la direction de l'organe central des insurgés révolutionnaires : Le Chemin vers la Liberté.
II.- En laissant à tous les partis et organisations politiques pleine et entière liberté de propager leurs idées, l'armée des insurgés makhnovistes tient à prévenir tous les partis qu'aucune tentative de préparer, d'organiser et d imposer aux masses laborieuses une autorité politique ne saurait être admise par les insurgés révolutionnaires, de tels actes n'ayant rien de commun avec la liberté d'idées et de propagande.
Ekatérinoslaw, le 5 novembre 1919.
Au cours de toute la révolution russe, l'époque de la makhnovtchina en Ukraine fut la seule où la vraie liberté des masses laborieuses trouva son entière expression. Tant que la région resta libre, les travailleurs des villes et des localités occupées par les makhnovistes purent dire et faire, - pour la première fois - tout ce qu'ils voulaient et comme ils le voulaient. Et surtout, ils avaient enfin la possibilité d'organiser leur vie et leur travail eux-mêmes, selon leur propre entendement, selon leur sentiment de justice et de vérité.Conseil Révolutionnaire Militaire de l'Armée des insurgés makhnovistes.
Pendant les quelques semaines que les makhnovistes passèrent à Ekatérinoslaw, cinq ou six journaux d'orientation politique diverse y parurent en toute liberté : le Journal socialiste-révolutionnaire de droite Narodovlastié (Le Pouvoir du Peuple) ; celui des socialistes-révolutionnaires de gauche Znamia Vozstania (L'Etendard de la Révolte) ; celui des bolcheviks Zvezda (L'Etoile) et d'autres. A vrai dire, les bolcheviks avaient moins le droit à la liberté de presse et d'association d'abord parce qu'ils avaient détruit, partout où ils l'avaient pu, la liberté de presse et d'association pour les classes laborieuses, et ensuite parce que leur organisation à Ekatérinoslaw avait pris une part directe à l'invasion criminelle dans la région de Goulaï-Polé en juin 1919 et que c'eût été justice de leur infliger en retour un châtiment sévère. Mais pour ne porter aucune atteinte aux grands principes de la liberté de parole et d'association, ils ne furent pas inquiétés et purent jouir, ainsi que tous les autres courants politiques, de tous les droits inscrits sur le drapeau de la Révolution Sociale.
La seule restriction que les makhnovistes jugèrent nécessaire d'imposer aux bolcheviks, aux socialistes-révolutionnaires et aux autres étatistes, fut l'interdiction de former ces " comités révolutionnaires " jacobins qui cherchaient à imposer au peuple une dictature.
Plusieurs événements prouvèrent que cette mesure n'était pas vaine.
Aussitôt que les troupes makhnovistes s'emparèrent d'Alexandrovsk et d'Ekatérinoslaw, les bolcheviks locaux sortis de leurs cachettes, s'empressèrent d'organiser ce genre de Comités (les " rév.-com. "), cherchant à établir leur pouvoir politique et à " gouverner " la population. A Alexandrovsk, les membres d'un tel comité allèrent même jusqu'à proposer à Makhno de " partager la sphère d'action ", c'est-à-dire de lui abandonner le " pouvoir militaire " et de réserver au Comité toute liberté d'action et " toute autorité politique et civile ". Makhno leur conseilla " d'aller s'occuper de quelque métier honnête ", au lieu de chercher à imposer leur volonté à la population laborieuse. Un incident analogue eut lieu à Ekatérinoslaw.
Cette attitude des makhnovistes fut juste et logique : précisément parce qu'ils voulaient assurer et défendre la liberté entière de parole, de presse, d'organisation etc., ils devaient, sans hésiter, prendre toutes les mesures contre des formations qui cherchaient à enfreindre cette liberté à supprimer les autres organisations et à imposer leur volonté et leur autorité dictatoriale aux masses travailleuses.
Et les makhnovistes n'hésitèrent pas. A Alexandrovsk, Makhno menaça d'arrêter et de mettre à mort tous les membres du " rév.-com. " s'ils entreprenaient la moindre tentative de ce genre. Il agit de même à Ekatérinoslaw. Et lorsque, en novembre 1919, le commandant du troisième régiment insurrectionnel (makhnoviste), Polonsky, de tendance communiste, fut convaincu d'avoir trempé dans cette sorte d'agissements. il fut exécuté avec ses complices.
Au bout d'un mois, les makhnovistes furent obligés de quitter Ekatérinoslaw. Mais ils eurent le temps de démontrer aux masses laborieuses que la vraie liberté se trouve entre les mains des travailleurs eux-mêmes et qu'elle commence à rayonner et à se développer aussitôt que l'esprit libertaire et là vraie égalité des droits s'installent dans leur sein.
10.4.2 Le congrès d'Alexandrovsk (octobre 1919)
Alexandrovsk et la région environnante marquèrent la première étape où les makhnovistes se fixèrent pour un temps plus ou long.
Aussitôt, ils s'adressèrent à la population laborieuse pour l'inviter à participer à une conférence générale des travailleurs de la ville.
La Conférence débuta par un rapport détaillé des makhnovistes sur la situation du district au point de vue militaire.
Ensuite on proposa aux travailleurs d'organiser eux-mêmes la vie dans la région libérée, c'est-à-dire de reconstituer leurs organisations détruites par la réaction ; de remettre en marche, autant que possible, les usines et les fabriques ; de s'organiser en coopératives de consommateurs, de s'aboucher sans tarder, avec les paysans des environs et d'établir des relations directes et régulières entre les organismes ouvriers et paysans en vue de l'échange des produits, etc.
Les ouvriers acclamèrent vivement toutes ces idées. Mais. tout d'abord, ils hésitèrent à les mettre à exécution, troublés par leur nouveauté et, surtout, peu rassurés à cause de la proximité du front. Ils craignaient le retour des blancs - ou des rouges à brève échéance. Comme toujours, l'instabilité de la situation empêchait le travail positif.
Néanmoins les choses ne s'arrêtèrent pas là.
Quelques jours après, une seconde Conférence eut lieu. Le problème de l'organisation de la vie selon les principes de l'auto-administration des travailleurs y fut approfondi et discuté avec animation. Finalement la Conférence en arriva au point concret : la façon exacte de s'y prendre, les premiers pas à faire.
La proposition fut faite de former une " Commission d'initiative ", composée des délègues de quelques syndicats ouvriers actifs. Cette Commission serait chargée par la Conférence d'élaborer un projet d'action immédiate.
Alors quelques ouvriers du syndicat des cheminots et du syndicat des cordonniers se déclarèrent prêts à organiser immédiatement cette " Commission d'initiative " qui procéderait à la création des organismes ouvriers indispensables pour remettre en marche, le plus rapidement possible, la vie économique et sociale de la région.
La Commission se mit énergiquement à l'oeuvre. Bientôt les cheminots rétablirent la circulation des trains : quelques usines rouvrirent leurs portes ; certains syndicats furent reconstitués, etc.
Il fut décidé qu'en attendant des réformes plus profondes, la monnaie courante - une sorte de papier-monnaie d'émissions différentes - continuerait à servir de moyen d'échange. Mais ce problème était d'un ordre secondaire car, depuis longtemps, la population recourait plutôt à d'autres moyens pour échanger les produits.
Peu après les Conférences ouvrières, un grand Congrès régional des travailleurs fut convoqué à Alexandrovsk pour le 20 octobre 1919.
Ce Congrès tout à fait exceptionnel, tant par la façon dont il fut organisé que par sa tenue et par ses résultats - mérite une attention particulière.
Y ayant activement participé, je me permets d'en faire un récit détaillé, Car c'est précisément dans les détails de ce début d'un travail positif que le lecteur puisera des précisions et des suggestions très instructives.
En prenant l'initiative de convoquer un Congrès régional des travailleurs, les makhnovistes se chargeaient d'une tâche très délicate. Ils allaient donner ainsi à l'activité de la population laborieuse une impulsion importante, ce qui était indispensable, louable et naturel. Mais, d'autre part, il leur fallait éviter de s'imposer aux congressistes et à la population, éviter de faire figure de dictateurs. Il importait, avant tout que ce Congrès ne fût pas semblable à ceux convoqués par les autorités émanant d'un parti politique (ou d'une caste dominante), autorités qui soumettaient à des Congrès - adroitement truqués - des résolutions toutes faites, destinées à être docilement adoptées, après un semblant de discussion, et imposées aux soi-disant " délégués " sous la menace de répression contre toute opposition éventuelle. De plus, les makhnovistes avaient à soumettre au Congrès de nombreuses questions intéressant l'armée insurrectionnelle elle-même. Le sort de l'armée et de toute oeuvre entreprise dépendait de la façon dont le Congrès allait résoudre ces questions. Or, même dans ce domaine particulier, les makhnovistes tenaient à éviter toute espèce de pression sur les délégués.
Pour éviter tous les écueils, il fut décidé ce qui suit :
1° Aucune " campagne électorale " - pour l'élection des délégués - n'aurait lieu. On se bornerait à aviser les villages, les organisations, etc., qu'ils auraient à élire et à envoyer un délégué - ou des délégués - au Congrès des travailleurs, convoqué à Alexandrovsk pour le 20 octobre.
Ainsi la population pourrait désigner et mandater des délégués en toute liberté.
2° A l'ouverture du Congrès, un représentant des makhnovistes expliquerait aux délégués que le Congrès est convoqué, cette fois, par les makhnovistes eux-mêmes, car il s'agit surtout des problèmes intéressant l'Armée insurrectionnelle comme telle ; que, en même temps, le Congrès aurait à résoudre certainement, des problèmes concernant la vie de la population ; que, dans les deux cas, ses délibérations et ses décisions seraient absolument libres de toute pression, et les délégués ne s'exposeraient à aucune conséquence fâcheuse du fait de leur attitude ; qu'enfin, ce Congrès devait être considéré comme le premier ou, plutôt, comme extraordinaire et, que les travailleurs de la région auraient à convoquer prochainement, de leur propre initiative, leur Congrès à eux qu'ils réaliseraient comme ils le voudraient pour y résoudre les problèmes concernant leur vie.
3° Aussitôt après l'ouverture, les délégués devraient élire eux-mêmes le Bureau du Congrès et modifier à leur gré l'ordre du jour qui leur serait proposé - et non imposé par les makhnovistes.
Deux ou trois jours avant le Congrès, je vécus un épisode fort curieux. Un soir, un tout jeune homme se présenta chez moi. Il déclina son identité : camarade Loubime, membre du Comité local du Parti Socialiste-Révolutionnaire de gauche. Je remarquai tout de suite son état d'émotion. Et, en effet, très excité, il attaqua aussitôt, sans préambule, le problème qui l'amenait chez moi.
- Camarade V..., cria-t-il, tout en arpentant dans tous les sens la petite chambre d'hôtel où nous nous trouvions. Vous excuserez ma brutalité. C'est que le danger est immense. Vous ne vous en rendez certainement pas compte. Et pourtant, il n'y a pas une minute à perdre. C'est entendu vous êtes des anarchistes, donc des utopistes et des naïfs. Mais vous n'allez tout de même pas pousser votre naïveté jusqu'à la bêtise ! Vous n'avez même pas le droit de le faire, car il s'agit non seulement de vous, mais d'autres personnes et de toute une cause.
Je lui avouai ne rien avoir compris à sa tirade.
- Voyons, voyons ! continua-t-il, de plus en plus excité. Vous convoquez un Congrès des paysans et des ouvriers. Ce Congrès aura une importance énorme. Mais vous êtes de grands enfants, vous ! Dans votre ineffable naïveté, que faites-vous ? Vous envoyez partout de petits bouts de papier où il est griffonné qu'un Congrès " aura lieu ". Un point, c'est tout. C'est effarant, c'est fou, cela ! Ni explications, ni propagande, ni campagne électorale, ni liste des candidats, rien, rien ! Je vous en supplie, camarade V., dessillez un peu vos yeux ! Dans votre situation il faut être un peu réaliste, quoi ! Faites vite quelque chose, tant qu'il en est encore temps. Envoyez des agitateurs, présentez des candidats parmi les vôtres. Laissez-nous le temps de faire une petite campagne. Car que direz-vous, si la population - paysanne surtout - vous envoie des délégués réactionnaires qui demanderont la convocation de la Constituante ou même le rétablissement du régime monarchiste ? C'est que le peuple est rudement travaillé par les contre révolutionnaires ! Et que ferez-vous si la majorité du Congrès est contre-révolutionnaire et sabote votre Congrès? Agissez donc, avant qu'il ne soit trop tard ! Différez le Congrès quelque peu et prenez des mesures.
Je compris.
Membre d'un parti politique, Loubime concevait les choses à sa façon.
- Ecoutez, Loubime, lui dis-je. Si, dans les conditions actuelles, en pleine révolution populaire et après tout ce qui s'est passé, les masses laborieuses envoient à leur Congrès libre des contre-révolutionnaires et des monarchistes, c'est qu'alors - m'entendez-vous? - alors l'oeuvre entière de ma vie n'aura été qu'une profonde erreur. C'est qu'alors cette oeuvre sera ruinée. Et alors, je n'aurais qu'une chose à faire : me brûler la cervelle avec ce revolver que vous voyez là, sur mon bureau.
- Il s'agit de parler sérieusement, m'interrompit-il, et non de parader...
- Mais je vous assure, camarade Loubime, que je parle très sérieusement. On ne changera rien dans notre façon d'agir. Et si le Congrès est contre-révolutionnaire, je me suicide. Je ne pourrai pas survivre à une désillusion aussi terrible, Loubime... Et puis, prenez note d'un fait essentiel : ce n'est pas moi qui convoque le Congrès, ce n'est pas moi , non plus, qui ai décidé du mode de sa convocation. Tout cela est l'oeuvre d'un ensemble de camarades. Je n'ai aucune qualité pour y changer quoi que ce soit.
- Oui, je sais. Mais vous avez une grande influence. Vous pouvez proposer ce changement. On vous écoutera...
- Je n'ai aucun désir de le proposer, Loubime, puisque nous sommes d'accord !...
La conversation prit fin. Inconsolable, Loubime partit.
Le 20 octobre 1919, plus de 200 délégués - paysans et ouvriers - se réunirent dans la grande salle du Congrès.
A côté des sièges des congressistes, quelques places étaient réservées aux représentants des partis socialistes de droite - les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks - et à ceux du parti socialiste-révolutionnaire de gauche. Les uns et les autres assistaient au Congrès avec voix consultative.
Parmi les socialistes-révolutionnaires de gauche j'aperçus le camarade Loubime.
Ce qui me frappa surtout le premier jour du Congrès, ce fut une froideur ou plutôt une méfiance manifeste de la presque totalité des délégués. On apprit par la suite que ceux-ci s'attendaient à un Congrès pareil à tant d'autres. Ils s'apprêtaient à voir sur l'estrade des hommes à revolver entrain de manoeuvrer les délégués et de leur faire voter des résolutions rédigées à l'avance.
La salle était figée. Et il fallut quelque temps pour la dégeler.
Chargé d'ouvrir le Congrès, je donnai aux délégués les explications convenues et déclarai qu'ils auraient, d'abord, à élire un Bureau et, ensuite, à délibérer sur l'ordre du jour proposé par les makhnovistes.
Aussitôt, un incident se produisit.
Les congressistes exprimèrent le désir de me laisser présider le Congrès. Je consultai mes camarades et j'acceptai. Mais je déclarai aux délégués que mon rôle se limiterait strictement à la conduite technique du Congrès, c'est-à-dire suivre l'ordre du jour adopté, inscrire les orateurs, leur donner la parole, veiller à la bonne marche des travaux, etc., et que les délégués devaient délibérer et prendre des décisions en toute liberté, sans redouter de ma part aucune pression ni manoeuvre.
Alors, un socialiste de droite demanda la parole. Il attaqua violemment les organisateurs du Congrès :
- Camarades délégués, dit-il, nous, les socialistes, nous avons le devoir de vous prévenir qu'il se joue ici une ignoble comédie. On ne vous imposera rien ; mais, en attendant, et très adroitement, on vous a déjà imposé un président anarchiste. Et vous continuerez à être adroitement manoeuvrés par ces gens.
Makhno, venu quelques instants auparavant souhaiter au Congrès un bon succès et s'excuser de devoir partir pour le front, prit la parole et répondit vertement à l'orateur socialiste. Il rappela aux délégués la liberté absolue de leur élection ; il accusa les socialistes d'être de fidèles défenseurs de la bourgeoisie ; il conseilla à leurs représentants de ne pas troubler les travaux du Congrès par leurs interventions politiques et il termina ainsi, s'adressant à eux :
- Vous n'êtes pas des délégués. Donc, si le Congrès ne vous plaît pas, vous êtes libres de le quitter.
Personne ne s'y opposa. Alors les socialistes - au nombre de quatre ou cinq - déclarant protester véhémentement contre une pareille " mise à la porte ", quittèrent démonstrativement la salle. Personne n'eut l'air de regretter leur départ. Au contraire, la salle me parut satisfaite et un peu plus " intime " qu'auparavant.
Un délégué se leva.
- Camarades, dit-il, avant de passer à l'ordre du jour, je tiens à vous soumettre une question préalable qui est, à mon sens, d'une grande importance. Tout à l'heure, un mot fut prononcé ici : la bourgeoisie. Naturellement, on fulmina contre " la bourgeoisie ", comme si l'on savait parfaitement ce que c'est et comme si tout le monde était d'accord là-dessus. Or, il me semble que c'est une grosse erreur. Le terme " bourgeoisie " n'est pas clair du tout. Et je suis d'avis qu'en raison de son importance, et avant de nous mettre au travail, il serait utile de bien préciser la notion de la bourgeoisie et de savoir exactement à quoi nous en tenir.
Malgré l'habileté de l'orateur - je sentis tout de suite que sous ses vêtements de simple paysan il n'était pas un paysan authentique - la suite de son discours démontra clairement qu'on se trouvait en présence d'un défenseur de la bourgeoisie et que l'intention de ce délégué était de " sonder " le Congrès et d'apporter un trouble, si possible, dans l'esprit des délégués. Il comptait certainement être soutenu - sciemment ou naïvement - par un nombre important de délégués.
S'il avait réussi dans son dessin, le Congrès eût été menacé de prendre une tournure confuse et ridicule, et ses travaux pouvaient en être profondément troublés.
Le moment fut palpitant. Dans mon rôle - tel que je venais de l'expliquer aux congressistes - je n'avais aucun droit de m'imposer et d'éliminer, sous un prétexte facile à trouver, la proposition malencontreuse du délégué. C'était au Congrès - à d'autres délégués - de se prononcer en toute liberté. On n'avait pas encore la moindre idée de leur mentalité. Tous étaient des inconnus, et des inconnus visiblement méfiants. Décidé à laisser l'incident suivre son cours, je me demandais ce qu'il allait se produire. Et les appréhensions de Loubime me revinrent à la mémoire.
Toutes ces pensées passèrent en éclair dans mon cerveau. Le délégué termina son discours et s'assit. La salle - je le vis nettement - eut un moment de stupeur. Puis, tout d'un coup - comme s'ils s'étaient mis d'accord préalablement - de nombreux délégués crièrent de tous les côtés de la salle :
- Eh, là-bas ! Qu'est-ce que cet oiseau de délégué? D'où vient-il? Qui l'a envoyé? Si, après tout, il ne sait pas encore ce que c'est que la bourgeoisie, on a fait un drôle de choix en nous l'envoyant ici ! Dis, brave homme, tu n'as pas encore appris toi, ce que c'est que la bourgeoisie! Eh bien, vieux, tu as donc la cervelle bien dure. Eh bien, si tu ne sais pas encore ce que c'est que la bourgeoisie, tu n'as qu'à retourner chez toi et l'apprendre. Ou, au moins, te taire et ne pas nous prendre pour des imbéciles.
- Camarades, crièrent plusieurs délégués, n'êtes-vous pas d'avis qu'il faut mettre fin à toutes ces tentatives d'entraver les travaux essentiels de notre Congrès? Nous avons autre chose à faire ici que de perdre le temps à couper les cheveux en quatre. Il y a des questions concrètes, très importantes pour la région, à résoudre. Voilà déjà plus d'une heure qu'on piétine et qu'on patauge dans des bêtises au lieu de travailler. Ça commence à avoir l'air d'un véritable sabotage, ça. Au travail! Assez d'idioties !
- Oui, oui ! Assez de comédies ! Au travail ! cria-t-on de toutes parts.
Le délégué pro-bourgeois avala tout sans dire un mot. Il dut être fixé. (Il ne bougea plus au cours du Congrès qui dura presque une semaine. Et, durant toute la semaine, il resta isolé des autres délégués.)
Pendant que les congressistes vitupéraient leur malchanceux collègue, je regardai Loubime. Il me parut surpris, mais satisfait.
Cependant, les incidents " préalables " ne furent pas encore clos.
A peine la tempête apaisée, Loubime - précisément - bondit vers l'estrade.
Je lui donnai la parole.
- Camarades, commença-t-il, excusez mon intervention. Elle sera brève. Je la fais au nom du Comité local du Parti Socialiste-Révolutionnaire de gauche. Cette fois, il s'agit de quelque chose de vraiment important. D'après la déclaration de notre président, le camarade V..., il ne veut pas présider effectivement. Et, en effet, vous vous en êtes certainement rendu compte, il ne remplit pas le véritable rôle d'un président de Congrès. Or, camarades, nous, les socialistes révolutionnaires de gauche, nous trouvons cela très mauvais et tout à fait faux. Cela signifie que votre Congrès, pour ainsi dire, n'aura pas de tête. Il devra travailler sans tête, c'est-à-dire sans direction. Avez-vous vu, camarades, un organisme vivant sans tête? Non, camarades, ce n'est pas possible, ce serait du désordre, du chaos. Vous le voyez, d'ailleurs : nous y sommes déjà en plein. Non, on ne peut pas travailler utilement, fructueusement, sans doute. Il faut une tête au Congrès, camarades ! Il vous faut un vrai président, une vraie tête.
Bien que ,Loubime prononçât sa diatribe d'un ton plutôt tragique et implorant, son intervention tourne, avec la répétition de ce mot " tête ", presque au ridicule. Mais, ma façon de travailler n'ayant pas encore fait ses preuves, je me demandai si les délégués n'allaient pas être séduits par le fond de la pensée de Loubime.
- Oh ! là ! là ! s'exclama-t-on de toutes parts, nous en avons assez de ces têtes-là ! Toujours des têtes et des têtes. Assez de ces têtes ! Tâchons pour une fois de nous en passer. Tâchons de faire du travail vraiment libre. Le camarade V... nous a bien expliqué qu'il aidera le Congrès techniquement. C'est largement suffisant ! C'est à nous-mêmes d'observer une vraie discipline, de travailler bien et de veiller. Nous ne voulons plus de ces " têtes " qui nous. mènent comme des pantins et qui appellent cela " travail et discipline ".
Le camarade Loubime n'eut plus qu'à se rasseoir.
Ce fut le dernier incident. Je me mis à lire l'ordre du jour et le Congrès commença ses travaux.
P. Archinoff a bien raison de constater que par sa discipline, par le bon ordre de ses travaux, par l'élan prodigieux qui anima l'ensemble des délégués, par son caractère sérieux et concentré, par l'importance de ses décisions et par les résultats acquis, ce Congrès fut exceptionnel.
Les travaux se déroulèrent à une bonne cadence et dans un ordre parfait, avec une unanimité, une intimité et une ardeur remarquables. A partir du troisième jour, toute ombre de " froideur " disparut. Les délégués se pénétrèrent entièrement de la liberté de leur action et de l'importance de leur tâche. Ils s'y consacrèrent sans réserve. Ils avaient la conviction de travailler eux-mêmes et à leur propre cause.
Il n'y eut pas de grands discours ni de résolutions ronflantes. Les travaux revêtirent un caractère pratique, terre à terre.
Lorsqu'il s'agissait d'un problème un peu compliqué, exigeant quelques notions d'ordre général, ou lorsque les délégués voulaient qu'on leur apportât des éclaircissements avant qu'ils abordassent leur propre travail, ils demandaient qu'on leur présentât un rapport substantiel sur le problème. Un des nôtres - moi ou un autre camarade qualifié - faisait cet exposé. Après une courte discussion, les délégués se mettaient à l'oeuvre pour passer aux décisions définitives. Habituellement, une fois d'accord sur les principes. de base, ils créaient une commission qui, aussitôt élaborait un projet très étudié et arrêtait une solution pratique au lieu d'échafauder des résolutions littéraires.
Certaines questions de l'heure, tout à fait terre à terre, mais intéressant de près la vie de la région ou la défense de sa liberté, furent âprement discutées et travaillées, par les commissions et par les délégués, dans leurs moindres détails.
En ma qualité de " président technique ", comme on m'appela, je n'eus qu'à veiller sur la suite des questions, à formuler et annoncer le résultat de chaque travail terminé, à faire apprécier et adopter une certaine méthode de travail, etc.
Le plus important fut que le Congrès fonctionna sous les auspices d'une liberté véritable et absolue. Aucune influence venant de haut lieu, aucun élément de contrainte ne s'y firent sentir.
L'idée des Soviets libres, travaillant réellement pour les intérêts de la population laborieuse ; les relations directes entre les paysans et les ouvriers des villes, basées sur l'échange mutuel des produits de leur travail ; l'ébauche d'une organisation sociale égalitaire et libertaire dans les villes et les campagnes : toutes ces questions furent étudiées sérieusement et mises au point par les délégués eux-mêmes, avec l'aide et le concours désintéressés des camarades qualifiés.
Entre autres, le Congrès résolut de nombreux problèmes concernant l'Armée insurrectionnelle, son organisation et son renforcement.
Il fut décidé que toute la population masculine, jusqu'à l'âge de 48 ans inclus, irait servir dans cette armée. D'accord avec l'esprit du Congrès, cet enrôlement devait être volontaire, mais aussi général et massif que possible, vu la situation extrêmement dangereuse et précaire dans laquelle se trouvait la région.
Le Congrès décida aussi que le ravitaillement de l'armée serait opéré surtout par des dons bénévoles des paysans : dons ajoutés aux prises de guerre et aux réquisitions dans les milieux aisés. On établit soigneusement l'importance des dons, selon la situation de chaque famille.
Quant à la question purement " politique ", le Congrès décida que les travailleurs se passeraient partout de toute " autorité ", organiseraient leur vie économique, sociale, administrative ou autre eux-mêmes, par leurs propres forces et moyens, à l'aide de leurs organismes directs et sur une base fédéraliste.
" Les dernier jours des travaux du Congrès furent semblables à un beau poème. De magnifiques élans d'enthousiasme faisaient suite aux décisions concrètes. Tous étaient transportés par leur foi en la grandeur invincible de la véritable Révolution et par la confiance en leurs propres forces. L'esprit de la vraie liberté - tel qu'il est rarement donné de le sentir - était présent dans la salle. Chacun voyait devant soi, chacun se sentait participer à une oeuvre vraiment grande et juste, basée sur la suprême Vérité humaine, valant la peine qu'on lui consacrât toutes ses forces, et même qu'on mourût pour elle.
Les paysans parmi lesquels il y avait des hommes âgés et même des vieillards, disaient que c'était le premier Congrès où ils se sentaient non seulement parfaitement libres et maîtres d'eux-mêmes, mais aussi vraiment frères , et qu'ils ne l'oublieraient jamais. Et en effet, il est peu probable que quiconque a pris part à ce Congrès puisse jamais l'oublier. Pour beaucoup, sinon pour tous, il restera à jamais gravé dans leur mémoire comme un beau rêve de vie où la grande et véritable liberté aura rapproché les hommes les uns des autres, leur donnant la possibilité de vivre unis de coeur, liés par un sentiment d'amour et de fraternité.
En se séparant, les paysans soulignèrent la nécessité de mettre en pratique les décisions du Congrès. Les délègues emportèrent avec eux les copies des résolutions afin de les faire connaître partout à la campagne. Il est certain qu'au bout de trois ou quatre semaines, les résultats du Congrès se seraient fait sentir dans toutes les localités du district et que le prochain Congrès, convoqué sur l'initiative des paysans et des ouvriers eux-mêmes, n'aurait pas manqué d'attirer l'intérêt et la participation active de grandes masses de travailleurs à leur propre oeuvre.
Malheureusement, la vraie liberté des masses laborieuses est constamment guettée par son pire ennemi : le Pouvoir. A peine les délégués eurent-ils le temps de retourner chez eux, que beaucoup de leurs villages furent de nouveau occupés par les troupes de Dénikine, venues à marche forcée du front nord. Certes, cette fois, l'invasion ne fut que de courte durée : c'étaient les premières convulsions de l'ennemi expirant. Mais elle arrêta, au moment le plus précieux, le travail constructif des paysans. Et comme du côté nord approchait déjà une autre autorité - le bolchevisme - également hostile à l'idée de la liberté des masses, cette invasion fit un mal irréparable à la cause des travailleurs ; non seulement il leur fut impossible de rassembler un nouveau Congrès, mais même les décisions du premier ne purent être mises en pratique.Je ne puis passer sous silence certains épisodes qui marquèrent les derniers moments du Congrès.- (P. Archinoff op. cit., pp. 242 et 244.)
Tout à fait vers la fin des travaux, quelques instants avant la clôture, lorsque j'annonçai les classiques " Questions diverses ", quelques délégués entreprirent et réalisèrent jusqu'au bout une tâche délicate, donnant ainsi une preuve de plus et de l'indépendance entière du Congrès, et de l'enthousiasme qu'il souleva, et aussi de l'influence morale qu'il acquit et exerça au cours de ses travaux.
Un délégué se leva.
- Camarades, dit-il, avant de terminer nos travaux et de nous séparer, quelques délégués ont décidé de porter à la connaissance du Congrès des faits pénibles et regrettables qui, à notre avis, doivent retenir l'attention des congressistes. Il est parvenu à nos oreilles que les nombreux blessés et malades de l'Armée insurrectionnelle étaient très mal soignés, faute de médicaments, de soins nécessaires, etc. Pour en avoir le coeur net, nous avons visité nous-mêmes les hôpitaux et les autres endroits où ces malheureux sont installés. Camarades, ce que nous venons de voir est bien triste. Non seulement, les malades et les blessés sont privés de tout secours médical, mais ils ne sont même pas humainement logés ni nourris. La plupart sont couchés n'importe comment, à même la terre, sans paillasse, sans oreiller, sans couverture... A ce qu'il parait, on ne trouve même pas assez de paille en ville pour adoucir un peu la dureté du sol. Beaucoup de ces malheureux meurent uniquement faute de soins. Personne ne s'en occupe. Nous comprenons fort bien que, dans les difficiles conditions présentes, l'état-major de notre armée n'a pas le temps de veiller à cette besogne. Le camarade Makhno lui aussi est absorbé par les soucis immédiats du front. Raison de plus, camarades, pour que le Congrès s'en charge. Ces malades et ces blessés sont nos camarades, nos frères, nos fils. Ils souffrent pour notre cause à tous. Je suis sûr qu'avec un lieu de bonne volonté nous pourrions au moins trouver de la paille pour soulager un peu leurs souffrances. Camarades, je propose au Congrès de nommer immédiatement une commission qui s'occupera énergiquement de ce cas et fera tout ce qui sera en son pouvoir pour organiser ce service. Elle devra aussi aller toucher tous les médecins de la ville et tous les pharmaciens pour leur demander secours et assistance. Et on cherchera des infirmières bénévoles.
Non seulement la proposition fut adoptée par l'ensemble du Congrès, mais une quinzaine de délégués volontaires constituèrent séance tenante une commission pour s'occuper énergiquement de toute cette besogne. Ces délégués qui, en partant, s'attendaient à rentrer chez eux dans les 24 ou 48 heures, après un simulacre de Congrès, n'hésitèrent pas à sacrifier leurs propres intérêts et à retarder leur retour pour servir la cause des camarades en détresse. Pourtant ils n'avaient pris avec eux que très peu de vivres, et ils avaient chez eux des affaires personnelles urgentes à régler.
Ajoutons qu'ils durent rester plusieurs jours à Alexandrovsk et qu'ils remplirent leur tâche avec succès. On trouva de la paille et on arriva à organiser rapidement un service médical de fortune.
Un autre délégué se leva.
- Camarades, déclara-t-il, je dois vous parler d'une autre affaire également inquiétante. Nous avons appris que certaines frictions ont lieu entre la population civile et les services de l'Armée insurrectionnelle. On nous a rapporté, notamment, qu'il existe à l'armée un service de contre-espionnage qui se permet des actes arbitraires et incontrôlables - dont certains très graves - un peu à la manière de la Tchéka bolcheviste : des perquisitions, des arrestations, même des tortures et des exécutions. Nous ne savons pas ce qu'il y a de vrai dans ces rumeurs. Mais des plaintes nous sont parvenues qui paraissent sérieuses. Il serait déshonorant et périlleux pour notre armée de s'engager sur ce chemin. Ce serait un grave préjudice - même un danger - pour toute notre cause. Nous ne voulons nullement nous mêler des affaires d'ordre purement militaire. Mais nous avons le devoir de nous opposer aux abus et aux excès s'ils existent réellement. Car ces excès dressent la population contre notre mouvement. C'est le Congrès qui, jouissant de la confiance et de l'estime générales de la population. a le devoir de faire une enquête approfondie sur ce point, d'établir la vérité, de prendre des mesures s'il y a lieu et de rassurer les gens. C'est notre Congrès qui, émanation vivante des intérêts du peuple laborieux, est en ce moment l'institution suprême de la région. Il est au-dessus de tout, car il représente ici le peuple laborieux lui-même. Je propose donc au Congrès de créer immédiatement une commission chargée de tirer au clair ces histoires et d'agir en conséquence.
Aussitôt, une commission de quelques délégués fut constituée à cet effet.
Notons en passant que jamais une pareille initiative des délégués du peuple laborieux n'eût été possible sous le régime bolcheviste et que toute cette activité du Congrès donnait les premières notions de la façon dont la nouvelle société naissante devrait fonctionner dès ses débuts si, vraiment, elle voulait progresser et se réaliser.
Ajoutons que les événements qui suivirent ne permirent pas à cette commission de mener son action jusqu'au bout. Les combats incessants, les déplacements de l'armée les tâches urgentes qui absorbaient tous les services de celle-ci, l'en empêchèrent. Nous reparlerons, d'ailleurs, de ce sujet un peu plus loin.
Un troisième délégué se leva.
- Camarades ! Puisque le Congrès est en train de réagir contre certaines défaillances et lacunes, permettez-moi de vous signaler encore un fait regrettable. Il n'est pas tellement important, mais il mérite quand même notre attention à cause de l'état d'esprit fâcheux dont il témoigne. Camarades, vous avez tous, certainement, lu l'avis collé depuis quelques jours aux murs de notre ville et portant la signature du camarade Klein, commandant militaire d'Alexandrovsk. Par cet avis, le commandant Klein invite la population à ne pas abuser des boissons alcooliques, à s'abstenir et surtout à ne pas se montrer dans les rues en état d'ébriété. C'est très juste et très bien. La forme de l'avis n'a rien d'insultant ni de grossier, elle n'est nullement outrageante ni autoritaire, et on ne pourrait qu'en féliciter le camarade Klein. Seulement, voilà, camarades : pas plus tard qu'avant-hier, une soirée populaire de musique, de danse et d'autres distractions eut lieu ici-même, dans cette maison où siège notre Congrès, là, dans la salle à côté ; pas mal d'insurgés, de citoyens et de citoyennes y prirent part. Je m'empresse de vous dire que, jusque-là, on ne peut y voir absolument rien de répréhensible. La jeunesse s'amuse, se distrait, se délasse. C'est tout à fait humain et naturel. Mais voilà, camarades : on a bien bu à cette soirée. Beaucoup d'insurgés et de citoyens se sont saoulés copieusement. Pour vous en rendre compte, vous n'avez qu'à voir le nombre de bouteilles vides amoncelées tout près de vous, là, dans le couloir. (Hilarité.) Attention, camarades ! L'objet principal de mon intervention n'est pas là. On s'est amusé. On a bu, même on s'est saoulé. Bon! Ce n'est pas tellement grave. Ce qui l'est davantage, c'est que l'un de ceux qui ont poussé la chose jusqu'à se saouler comme des cochons, fut... notre camarade Klein, un des commandants de l'armée, commandant militaire de la ville et signataire de l'excellent avis contre l'ivrognerie! Camarades, il était ivre à tel point qu'il ne pouvait plus marcher et qu'on dut le charger sur une voiture pour le reconduire chez lui, au petit matin. Et, le long du chemin, il a fait du scandale, il a hurlé, il s'est débattu, etc. Alors, camarades, une question se pose : en rédigeant et en signant son avis le camarade Klein se croyait-il au-dessus de l'ensemble des citoyens, exempté de la bonne conduite qu'il prêchait à d'autres ? Ne devait-il pas, au contraire, donner le premier le bon exemple? A mon avis, il a commis une faute assez grave qu'il ne faudrait pas laisser sans suite.
Bien que l'inconduite de Klein fût, au fond, assez anodine et que les délégués prissent l'incident plutôt au comique, ils manifestèrent une certaine émotion. L'indignation à l'égard de Klein fut générale, car sa façon d'agir pouvait, en effet, être l'expression d'un état d'esprit blâmable : celui d'un " chef " qui se voit au-dessus de la " foule " et se croit tout permis.
- Il faut convoquer Klein sur-le-champ ! proposa-t-on
- Qu'il vienne immédiatement s'expliquer devant le Congrès !
Aussitôt, on dépêcha trois ou quatre délégués auprès de Klein, avec la mission de l'amener ici.
Une demi-heure après, les délégués revinrent avec Klein.
J'étais fort curieux de savoir quelle serait son attitude.
Klein comptait parmi les meilleurs commandants de l'armée insurrectionnelle. Jeune, courageux, très énergique et combatif - au physique un grand gaillard bien bâti, à la figure dure et aux gestes guerriers - il se jetait toujours au plus chaud de la bataille et ne craignait rien ni personne. Il avait de nombreuses blessures. Estimé et aimé, aussi bien par ses collègues que par les simples combattants, il fut l'un de ceux qui détournèrent des bolcheviks et amenèrent à Makhno quelques régiments de l'armée rouge.
Issu d'une famille de paysans, d'origine allemande si je ne m'abuse, il avait une culture primitive.
Il savait que, dans toute circonstance, il serait vigoureusement soutenu et défendu et par ses collègues - les autres commandants - et par Makhno lui-même.
Aurait-il assez de conscience pour comprendre qu'un Congrès des délégués du peuple travailleur était au-dessus et de lui, et de l'armée, et de Makhno? Sentirait-il qu'un Congrès des travailleurs était l'institution suprême devant laquelle tous étaient responsables? Comprendrait-il que les travailleurs et leurs Congrès étaient les maîtres, que l'armée, Makhno, etc., n'étaient que les serviteurs de la cause commune, tenus de rendre des comptes à tout instant au peuple laborieux et à ses organes ?
Telles étaient les questions qui préoccupaient mon esprit pendant que le Congrès attendait le retour de la mission.
Une telle conception des choses était tout à fait nouvelle. Les bolcheviks avaient tout fait pour l'effacer de l'esprit des masses. On voudrait voir, par exemple, un Congrès ouvrier en train de rappeler à l'ordre un commissaire ou un commandant de l'armée! D'abord, c'était une chose absolument inconcevable, impossible. Mais même en supposant que, quelque part, un Congrès ouvrier eût osé le faire, avec quelle indignation, avec quelle désinvolture ce commissaire ou ce commandant aurait foncé sur le Congrès, en jouant, sur l'estrade, de ses armes et en étalant ses mérites ! " Comment ! se serait-il écrié, vous, simple ramassis d'ouvriers, vous avez le culot de demander des comptes à un commissaire, à un chef émérite, ayant à son actif des exploits, des blessures des citations, à un chef estimé, félicité, décoré ? Vous n'avez aucun droit de le faire ! Je ne suis responsable que devant mes supérieurs. Si vous avez quelque chose à me reprocher, adressez-vous à eux! "
Ouvriers, obéissez à vos chefs !... Staline a toujours raison !
Klein ne serait-il pas tenté de tenir un langage semblable? Serait-il sincèrement, profondément pénétré d'une tout autre situation et d'une tout autre " psychologie " ?
Bien sanglé dans son uniforme et bien armé, Klein monta à l'estrade. Il avait l'air un peu surpris et - me sembla-t-il - un peu gêné.
- Camarade Klein, s'adressa à lui le délégué " interpellateur ", vous êtes bien le commandant militaire de notre ville ?
- Oui.
- C'est vous qui avez rédigé et fait afficher l'avis contre l'abus des boissons et l'état d'ébriété dans des lieux publics ?
- Oui, camarade. C'est moi.
- Dites, camarade Klein : comme citoyen de notre ville et même son commandant militaire, vous croyez-vous moralement obligé d'obéir à votre propre recommandation ou vous croyez-vous en marge et au-dessus de cet avis ?
Visiblement gêné et confondu, Klein fit quelques pas vers le bord de l'estrade et dit très sincèrement, d'une voix mal assurée :
- Camarades délégués, j'ai tort, je le sais. J'ai commis une faute en me saoulant l'autre jour d'une façon ignoble. Mais, écoutez-moi un peu et comprenez-moi. Je suis un combattant, un homme du front, un soldat, quoi ! Je ne suis pas un bureaucrate, moi. Je ne sais pas pourquoi on m'a foutu commandant de la ville, malgré mes protestations. Comme commandant, je n'ai absolument rien à foutre, moi, sinon rester toute la journée devant un bureau et signer des papiers. Ce n'est pas pour moi, ce boulot. Il me faut de l'action, le grand air, le front, les copains. Camarades, je m'ennuie ici à la mort. Et voilà pourquoi je me suis saoulé l'autre soir. Camarades, je voudrais bien racheter ma faute. Pour cela, vous n'avez qu'à demander qu'on me renvoie au front. Là, je pourrais rendre de véritable services. Tandis qu'ici, à ce maudit poste de commandant, je ne vous promets rien. Je ne peux pas m'y faire. C'est plus fort que moi. Qu'on trouve un autre homme à ma place, un homme capable de faire ce boulot. Pardonnez-moi, camarades, et qu'on m'envoie au front.
Les délégués le prièrent de sortir pour quelques instants. Il obéit docilement.
On délibéra sur son cas. Il était évident que sa conduite n'était pas due à une mentalité de chef vaniteux et orgueilleux. C'est tout ce qu'on voulait savoir. Le Congrès comprit très bien sa sincérité et ses raisons. On le rappela pour lui dire que le Congrès, tenant compte de ses explications, ne lui tenait pas rigueur de sa faute et ferait le nécessaire pour qu'il fût renvoyé au front.
Il remercia les délégués et partit très simplement, comme il était venu. Les délégués intervinrent en sa faveur et, quelques jours plus tard, il retourna sur le front.
A certains lecteurs, ces épisodes paraîtront peut-être insignifiants et indignes d'occuper tant de pages. Je me permets de leur dire que, du point de vue révolutionnaire, je les considère comme infiniment plus importants, plus suggestifs, et plus utiles, dans les moindres détails, que tous les discours de Lénine, de Trotsky et de Staline, prononcés avant, pendant et après la Révolution.
L'incident Klein fut le dernier. Quelques minutes après le Congrès termina ses travaux.
Mais qu'il me soit permis de raconter ici encore un tout petit épisode - personnel - qui eut lieu en dehors du Congrès lui-même.
A la sortie, je rencontrai Loubime, souriant, radieux.
- Vous ne pouvez pas vous imaginer, me dit-il, à quel point je suis satisfait. Vous m'avez certainement vu très affairé au cours du Congrès. Savez-vous ce que j'ai fait? Je suis spécialisé dans la formation de groupes d'éclaireurs et de détachements spéciaux. Il y avait justement cette question dans l'ordre du jour. Eh bien pendant deux jours j'ai travaillé à la commission des délégués chargée de l'étudier et d'y apporter une solution utile. Je leur ai donné un bon coup de main. Ils m'ont félicité de mon travail. Et j'ai vraiment fait quelque chose de bon et de nécessaire. Je sais que cela va servir la cause. Je suis bien content...
- Loubime, lui dis-je, dites-moi très sincèrement : au cours de ce bon et utile travail, avez-vous pensé un seul instant à votre rôle politique ? Vous êtes-vous rappelé votre qualité de membre d'un " parti politique " ? De responsable devant " votre parti ", etc. ? Votre travail utile ne fut-il pas, justement, un travail apolitique ; concret, précis, travail de collaboration, de coopération, et non pas celui de " tête ", de " direction qui s'impose ", d'action gouvernementale ?
Loubime me regarda, pensif
- En tout cas, fit-il, le Congrès a été très beau, très réussi, je l'avoue...
- Voila, Loubime, conclus-je. Réfléchissez-y bien. Vous avez véritablement rempli votre rôle et fait de bon travail au moment même où vous avez lâché votre " emploi politique " et aidé, tout simplement, vos collègues en tant que camarade connaissant l'affaire. Croyez-le bien, c'est là tout le secret de la réussite du Congrès. Et c'est là aussi tout le secret de la réussite d'une révolution. C'est comme cela que tous les révolutionnaires devraient agir et partout, et sur le plan local, et sur une échelle plus vaste. Quand les révolutionnaires et les masses l'auront compris, la véritable victoire de la Révolution sera assurée.
Je n'ai plus jamais revu Loubime. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. S'il est en vie, je ne sais pas ce qu'il pense aujourd'hui. Je voudrais que ces lignes lui tombent sous les yeux... Et qu'il se rappelle...
10.4.3 La dernière victoire des " makhnovistes " sur les dénikiniens - La prise d'Ekatérinoslaw
Quelques jours après la fin du Congrès d'Alexandrovsk, les makhnovistes s'emparèrent définitivement de la ville d'Ekatérinoslaw. Mais on ne put rien organiser - ni même entreprendre - rien de positif dans cette ville. Les troupes de Dénikine, refoulées dans la ville, trouvèrent le moyen de se retrancher à proximité, sur la rive gauche du Dniéper. Malgré leurs efforts, les makhnovistes ne réussirent pas à les déloger. Journellement, pendant tout un mois, les dénikiniens bombardèrent la ville, qui se trouvait sous le feu des batteries de leurs nombreux trains blindés. Chaque fois que la Commission de culture de l'Armée insurrectionnelle réussissait à convoquer une conférence des ouvriers de la ville, les dénikiniens, parfaitement renseignés, augmentaient l'intensité du feu, lançant des projectiles en grand nombre, surtout sur les lieux où devait se tenir la séance. Aucun travail sérieux, aucune organisation méthodique n'étaient possibles. C'est à peine si l'on put tenir quelques meetings en ville et dans la banlieue.
L'un des arguments favoris des bolcheviks contre les makhnovistes est l'affirmation que les insurgés n'avaient rien fait, pendant le temps où ils étaient maîtres d'Ekatérinoslaw, pour apporter une organisation constructrice dans la vie de cette ville. En disant cela, les bolcheviks cachent aux masses deux circonstances d'une importance capitale. D'abord, les makhnovistes n'ont jamais été les représentants d'un parti ni d'une autorité quelconques. A Ekatérinoslaw ils faisaient fonction d'un détachement révolutionnaire militaire, montant la garde pour la liberté de la cité. En cette qualité, il ne leur appartenait point d'entreprendre la réalisation du programme constructeur de la Révolution. Cette oeuvre ne pouvait appartenir qu'aux masses laborieuses de l'endroit. L'armée makhnoviste pouvait, tout au plus, les y aider de son avis, de ses conseils, de son esprit d'initiative et de ses facultés d'organisation, ce qu'elle fit, d'ailleurs, autant que possible. Et, justement, les bolcheviks ne disent rien de la situation exceptionnelle où la ville se trouvait à ce moment. Pendant tout le temps que les makhnovistes y restèrent, elle fut non seulement en état de siège, mais effectivement assiégée. Pas une heure ne se passait sans que des obus ne vinssent y éclater. C'est cette situation qui empêcha les ouvriers - et non l'armée makhnoviste - de se mettre sur-le-champ à organiser la vie d'après les principes de l'action libre.
Pour ce qui est de la fable selon laquelle les makhnovistes auraient déclaré aux cheminots venus demander des secours de n'avoir nul besoin de voies ferrées vu que la steppe et leurs bons chevaux leur suffisaient parfaitement, cette invention grossière fut lancée par les journaux de Dénikine en octobre 1919, et c'est à cette source que les bolcheviks allèrent la puiser pour la faire servir à leurs fins.Cette fable fut ajoutée à d'autres légendes et calomnies répandues par les bolcheviks dans le but de compromettre le mouvement makhnoviste aux yeux des masses.- (P. Archinoff, op. cit. , p. 246.)
10.4.4 L'épidémie - L'abandon d'Ekatérinoslaw - Le retour des bolcheviks en Ukraine - Leur nouveau conflit avec les makhnovistes
A partir du mois de novembre, une terrible épidémie de typhus exanthématique, qui envahit toute la Russie, ravagea l'Armée insurrectionnelle. La moitié des hommes étaient malades, et la proportion des décès était très élevée. Ce fut la raison principale pour laquelle les makhnovistes se virent obligés d'abandonner Ekatérinoslaw lorsque la ville fut attaquée, vers la fin novembre, par les forces principales de Dénikine battant en retraite vers la Crimée et talonnées par les bolcheviks.
Ayant quitté Ekatérinoslaw, les troupes makhnovistes se regroupèrent dans la région située entre les villes de Mélitopol, Nicopol et Alexandrovsk.
C'est dans cette dernière ville que l'état-major makhnoviste fut rejoint, fin décembre 1919, par le haut commandement de plusieurs divisions de l'Armée Rouge descendues sur les traces de Dénikine.
Depuis quelque temps déjà, les makhnovistes s'attendaient à cet événement. Envisageant, dans les nouvelles conditions créées, non pas une collision mais une rencontre fraternelle, ils ne prirent aucune mesure de précaution.
La rencontre fut en tout point semblable à plusieurs autres qui la précédèrent, amicale - et même cordiale - en apparence ; elle devait réserver toutefois - et on s'y attendait - des surprises et des orages. Sans aucun doute, les bolcheviks se souvenaient avec amertume et rancune du coup que certains régiments makhnovistes leur avaient porté récemment, en quittant les rangs de leur armée et en emmenant avec eux plusieurs régiments rouges. Sans le moindre doute, également, ils ne pourraient tolérer longtemps la présence à leurs côtés d'une armée libre, ni le voisinage d'un mouvement indépendant, de toute une région qui ne reconnaissait pas leur autorité. Tôt ou tard, des conflits seraient inévitables. Et, à la première occasion, les bolcheviks n'hésiteraient pas à attaquer. Quant aux makhnovistes, se rendant plus ou moins compte de cette situation, et bien qu'ils fussent prêts à régler tous les différends éventuels pacifiquement et fraternellement, ils ne pouvaient se défaire d'un sentiment de méfiance.
Cependant, les soldats des deux armées se saluèrent amicalement, fraternellement. Un meeting commun eut lieu où les combattants des deux armées se tendirent la main et déclarèrent lutter de concert contre l'ennemi commun : le capitalisme et la contre-révolution. Quelques unités de l'Armée Rouge manifestèrent même l'intention de passer dans les rangs makhnovistes.
Huit jours après, l'Orage éclata.
Le " commandant de l'Armée insurrectionnelle " - Makhno - reçut l'ordre du Conseil Révolutionnaire Militaire du XIVe corps de l'Armée Rouge de diriger l'Armée insurrectionnelle sur le front polonais.
Tous comprirent aussitôt qu'il s'agissait là d'un premier pas vers une nouvelle attaque contre les makhnovistes. En effet, l'ordre de partir pour le front polonais était un non-sens, pour plusieurs raisons. Avant tout, l'armée insurrectionnelle n'était subordonnée ni au XIVe corps d'armée, ni à aucune autre unité militaire rouge. Le commandement rouge n'avait aucune qualité pour donner des ordres à l'Armée insurrectionnelle qui avait supporté seule tout le poids de la lutte contre la réaction en Ukraine. Ensuite, même si ce départ avait été fraternellement envisagé, il était matériellement impossible d'y donner suite, la moitié des hommes, presque tous les commandants, les membres de l'état-major et Makhno lui-même étant alors malades. Enfin, la combativité et l'utilité révolutionnaires de l'Armée insurrectionnelle seraient certainement beaucoup plus grandes sur place, en Ukraine, que sur le front polonais où cette armée, placée dans une ambiance étrangère, inconnue, serait obligée de se battre pour des buts qu'elle ne connaissait pas.
C'est en ce sens que les makhnovistes répondirent à l'ordre du commandement rouge, refusant net de l'exécuter.
Mais, des deux côtés, on savait parfaitement que la proposition comme la réponse étaient de la " pure diplomatie ". On savait de quoi il s'agissait en réalité.
Envoyer l'Armée insurrectionnelle sur le front polonais, cela signifiait couper net le nerf principal du mouvement révolutionnaire sur place. C'était justement ce que les bolcheviks cherchaient. Ils aspiraient à être les maîtres absolus de la région. Si l'Armée insurrectionnelle se soumettait, ils atteignaient leur but. En cas de refus, ils préparaient la riposte qui devait aboutir au même résultat. Les makhnovistes le savaient. Et ils se préparaient à parer le coup. Le reste n'était que " de la littérature ".
La riposte au refus ne se fit pas attendre. Mais les makhnovistes agirent les premiers et évitèrent ainsi des événements sanglants immédiats. En envoyant leur réponse, ils adressèrent, en même temps, un appel aux soldats de l'Armée Rouge, les engageant à ne pas être dupes des manoeuvres provocatrices de leurs chefs. Ceci fait, ils levèrent le camp et se mirent en marche vers Goulaï-Polé qui venait d'être évacué par les blancs et vivait sans aucune espèce d'autorité. Ils y arrivèrent sans encombre et sans accidents en cours de route. Pour l'instant, l'Armée Rouge ne s'opposa pas à ce mouvement. Seuls quelques détachements sans importance et quelques personnages isolés, restés en arrière du gros des troupes, furent faits prisonniers par les bolcheviks.
Quinze jours après, vers la mi-janvier 1920, les bolcheviks déclarèrent Makhno et les combattants de son armée hors la loi, pour leur refus de se rendre sur le front polonais.
10.4.5 La deuxième attaque bolcheviste contre les makhnovistes
Le troisième acte du drame commença. Il dura neuf mois.
Il fut marqué par une lutte acharnée entre les makhnovistes et les autorités " communistes ". Nous n'allons pas en relater les péripéties. Bornons-nous à dire que, de part et d'autre, ce fut une lutte sans merci. Afin d'éviter une fraternisation éventuelle entre les soldats de l'Armée Rouge et les makhnovistes, le commandement bolcheviste lança contre ces derniers la division des tirailleurs lettons et des détachements chinois, c'est-à-dire des corps dont les contingents ne se rendaient nullement compte de la véritable essence de la Révolution russe, et se contentaient d'obéir aveuglément aux ordres des chefs.
Du côté bolcheviste, la lutte fut menée avec une fourberie et une sauvagerie inouïes.
Bien que les troupes rouges fussent dix fois plus nombreuses, les détachements de Makhno et Makhno lui-même, manoeuvrant très habilement et aidés efficacement par la population se trouvaient constamment hors de leur portée. D'ailleurs, le haut commandement bolcheviste évitait sciemment la lutte franche et ouverte contre Makhno et son armée. Il préférait un autre genre de guerre.
A l'aide de nombreuses reconnaissances, l'Armée Rouge repérait méthodiquement les villages et les localités où les détachements makhnovistes étaient faibles ou inexistants. Les troupes bolchevistes s'abattaient sur ces localités sans défense et les occupaient presque sans combat. Les bolcheviks parvinrent ainsi à s'établir solidement en plusieurs endroits et à arrêter le libre développement de la Région, ébauché en 1919.
Partout où les bolcheviks s'installaient, ils déclenchaient " la guerre ", non pas contre l'Armée insurrectionnelle, mais contre la population paysanne en général. Les arrestations et les exécutions en masse commençaient aussitôt. La répression dénikinienne pâlissait devant celle des bolcheviks.
En parlant de la lutte contre les insurgés, la presse communiste de l'époque avait coutume de citer les chiffres des makhnovistes défaits faits prisonniers et fusillés. Mais elle omettait de dire qu'il s'agissait presque toujours non pas d'insurgés militants, appartenant à l'armée, mais de simples villageois convaincus ou seulement suspects de quelque sympathie pour les makhnovistes.
L'arrivée des soldats de l'Armée Rouge dans un village signifiait l'arrestation immédiate de nombreux paysans qui étaient ensuite emprisonnés et, pour la plupart, fusillés, soit comme insurgés makhnovistes, soit comme " otages ".
Le village de Goulaï-Polé passa maintes fois de main en main. Naturellement, il eut le plus souffrir des incursions réitérées des bolcheviks. Chaque survivant de ce village pourrait raconter des cas effrayants de la répression bolcheviste.
Notons en passant que, lors des premières incursions, Makhno - malade et sans connaissance - faillit à maintes reprises tomber entre les mains de l'ennemi qui le cherchait. Il dut son salut - et aussi sa guérison - au dévouement sublime des paysans qui, souvent, se sacrifiaient volontairement cherchant à gagner du temps pour permettre de transporter le malade dans un endroit plus sûr.
D'après les calculs les plus modérés, plus de 200.000 paysans et ouvriers furent fusillés ou gravement mutilés par les autorités soviétiques en Ukraine, à cette époque. A peu près autant furent emprisonnés ou déportés dans le désert sibérien et ailleurs.
Naturellement, les makhnovistes ne pouvaient rester indifférents devant une déformation aussi monstrueuse de la Révolution. A la terreur des bolcheviks ils répondirent par des coups non moins durs. Ils appliquèrent aux bolcheviks tous les moyens et méthodes de guérillas qu'ils avaient pratiqués jadis, au moment de leur lutte contre l'hetman Skoropadsky.
Lorsque les makhnovistes s'emparaient - au cours d'une bataille ou par surprise - de nombreux prisonniers rouges, ils désarmaient les soldats et leur rendaient la liberté, sachant qu'on les envoyait au feu par contrainte. Ceux qui parmi les soldats, désiraient se joindre aux makhnovistes étaient reçus fraternellement. Mais quant aux chefs, aux commissaires et aux représentants du parti communiste en mission, ils étaient généralement passés au fil de l'épée, hormis les cas où les soldats demandaient leur grâce pour des raisons plausibles. N'oublions pas que tous les makhnovistes, quels qu'ils fussent, dont les bolcheviks réussissaient à s'emparer, étaient invariablement fusillés sur-le-champ.
Les autorités soviétiques et leurs agents dépeignaient maintes fois les makhnovistes comme de vulgaires assassins sans pitié, comme des bandits sans foi ni loi. Elles publiaient de longues listes des soldats de l'Armée Rouge et des membres du parti communiste mis à mort par ces " criminels ". Mais elles se taisaient toujours sur le point essentiel, à savoir que ces victimes tombaient lors des combats engagés ou provoqués par les communistes eux-mêmes.
En réalité, on ne pouvait qu'admirer les sentiments de tact, de délicatesse, de discipline spontanée et d'honneur révolutionnaire dont les makhnovistes faisaient preuve à l'égard des soldats de l'Armée Rouge.
Mais quant aux chefs de cette armée et à " l'aristocratie " du parti communiste, les makhnovistes les considéraient comme les seuls et véritables auteurs de tous les maux et de toutes les horreurs dont le Pouvoir " soviétique " accablait le pays. C'étaient ces chefs qui avaient sciemment anéanti la liberté des travailleurs et fait de la région insurgée une plaie béante par où s'échappait le sang du peuple. C'est pourquoi ils agissaient envers eux sans pitié ni regards ; les chefs étaient habituellement mis à mort aussitôt faits prisonniers.
L'un des grands soucis du gouvernement bolcheviste était de savoir Makhno en vie et de ne pas arriver à s'en saisir. Les bolcheviks étaient soirs que supprimer Makhno équivaudrait à liquider le mouvement. Aussi, durant tout l'été de 1920, ils ne cessèrent de fomenter contre Makhno des attentats dont aucun ne réussit. Il existe une documentation concluante à ce sujet. Mais nous ne nous attarderons pas à ces " à-côté " personnels du mouvement.
" Tout le long de l'année 1920 - et plus tard - les autorités soviétiques menèrent la lutte contre la Makhnovtchina, prétendant combattre le banditisme. Elles déployèrent une agitation intense pour en persuader le pays, adaptant à ce but leur presse et tous leurs moyens de propagande, soutenant à tout prix cette calomnie à l'intérieur et à l'extérieur du pays.
En même temps, de nombreuses divisions de tirailleurs et de cavalerie furent lancées contre les insurgés, dans le but de détruire le mouvement et de le pousser ainsi effectivement vers le gouffre du banditisme. Les makhnovistes prisonniers étaient impitoyablement mis à mort, leurs familles - pères, mères, épouses, parents - soumis à la torture ou tués, leurs biens pillés ou confisqués, leurs habitations dévastées. Tout cela se pratiquait sur une vaste échelle.
Il fallait avoir une volonté surhumaine et déployer des efforts héroïques pour que la vaste masse des insurgés, en face de toutes ces horreurs commises journellement par les autorités, gardât intactes ses positions rigoureusement révolutionnaires et ne sombrât vraiment, par exaspération, dans l'abîme du banditisme. Or, cette masse ne perdit pas un seul jour son courage. Elle ne baissa jamais son pavillon révolutionnaire. Elle resta jusqu'au bout fidèle à sa tâche.
Pour ceux qui eurent l'occasion de l'observer pendant cette période si dure, si pénible, ce spectacle fut un véritable miracle, démontrant combien profonde était la foi des masses laborieuses en la Révolution, combien puissant était leur dévouement à la cause dont l'idée les transportait. "A partir de l'été 1920, les makhnovistes eurent à soutenir la lutte, non seulement contre les détachements de l'Armée Rouge, mais contre tout le système bolcheviste, contre toutes les forces étatistes des bolcheviks en Russie et en Ukraine. Chaque jour, cette lutte s'intensifiait et s'amplifiait. Dans ces conditions, les troupes insurrectionnelles se voyaient parfois obligées - pour éviter la rencontre d'un ennemi trop supérieur en force - de s'éloigner de leur base et d'effectuer des marches forcées de l.000 kilomètres et plus. Il leur arrivait de se replier tantôt vers le bassin du Donetz, tantôt dans les départements de Kharkov et de Poltava.- (P Archinoff, op. cit., pp. 273-274.)
Ces pérégrinations involontaires furent largement mises à profit par les insurgés dans les buts de propagande chaque village où leurs troupes s'arrêtaient pour un jour où deux devenait un vaste auditoire makhnoviste.
Ajoutons que la situation exceptionnellement difficile de l'Armée insurrectionnelle ne l'empêcha pas de veiller au perfectionnement de son organisation.
Après la défaite de Dénikine et le retour des insurgés dans leur région, un " Conseil (Soviet) des insurgés révolutionnaires (makhnovistes ) " fut créé. Il comprenait des délégués de toutes les unités de l'armée et il fonctionnait assez régulièrement. Il s'occupait des questions qui ne concernaient pas les opérations militaires proprement dites.
En été 1920, dans les conditions particulièrement instables et pénibles où l'armée se trouvait à ce moment-là, une telle institution devint trop encombrante et incapable de fonctionner utilement. Elle fut remplacée par un conseil réduit, comprenant sept membres élus ou ratifiés par la masse des insurgés. Ce conseil se divisait en trois sections : celle des affaires et des opérations militaires, celle de l'organisation et du contrôle général et celle de l'instruction, de la propagande et de la culture.
Notes:
(10) Dans certaines villes les makhnovistes nommaient un " commandant ". Ses fonctions consistaient uniquement à servir de trait d'union entre les troupes et la population, à faire savoir à cette dernière certaines mesures, dictées par les nécessités de la guerre et pouvant avoir une certaine répercussion sur la vie des habitants, que le commandant militaire jugeait opportun de prendre. Ces commandants ne disposaient d'aucune autorité sur la population et ne devaient se mêler en aucune façon à la vie civile de celle-ci.
(11) On parle ici des partis ou autres organisations socialistes , non pas parce qu'on voulait enlever ce droit aux non socialistes , mais uniquement parce qu'en pleine révolution populaire les éléments de droite n'entraient pas en jeu. Il n'en était même pas question. Il était naturel que la bourgeoisie n'osât pas, dans les conditions créées, éditer sa presse et que les ouvriers typographes, maîtres des imprimeries, refusassent carrément de l'imprimer. Ce n'était donc pas la peine d'en parler. L'accent logique tombe sur " tous " et non pas sur " socialistes ". Si, néanmoins, les réactionnaires réussissaient à imprimer et à publier leurs oeuvres, personne ne s'en inquiétait. Car, dans l'ambiance nouvelle, le fait ne représentait aucun danger.
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